Enfin un livre très complet sur la pratique de l’épée en escrime ! Rémy Delhomme, Jean-François Di Martino et Frédéric Carre proposent, aux éditions Amphora, un recueil de conseils pour progresser dans tous les domaines de l’épée, l’une des trois armes de l’escrime avec le sabre et le fleuret.
Un ouvrage résolument moderne composé de conseils technico-tactiques de maîtres d’armes de niveau mondial mais aussi de témoignages des plus grands escrimeurs français comme Laura Flessel-Colovic, Hugues Obry, Philippe Boisse ou encore Ulrich Robeiri.
Rémy Delhomme nous parle de ce livre novateur dans la manière de pratiquer l’épée.
– Rémy, enfin un livre complet et novateur sur la pratique de l’escrime. Un livre dont l’objectif majeur est de permettre à l’épéiste de devenir autonome dans sa pratique.
Exactement ! L’objectif de ce livre est de donner, en toute humilité parce que l’on ne peut pas couvrir la totalité des possibilités tactiques, des clés au pratiquant de l’épée. Avec mes coauteurs, nous avons déjà appliqué tout ce que nous proposons, en tant que tireurs, puis en tant que maîtres d’armes auprès de jeunes et moins jeunes épéistes. Et je peux vous affirmer que cela fonctionne ! L’essentiel est de donner des éléments d’autoévaluation et la capacité de s’améliorer pour aller plus loin dans la pratique de l’épée.
– Pour progresser, l’épéiste doit se forger la capacité de comprendre ce qu’il fait pour le reproduire seul.
C’est l’essence de ce livre. En fait, nous aurions bien aimé que nos maîtres d’armes nous parlent comme cela plus tôt. Nous avons fait avec ce livre ce que nous n’avons pas reçu suffisamment tôt lorsque nous étions jeunes athlètes… Cela nous aurait peut-être permis de progresser plus vite, qui sait ? (rires)
En tout cas, nous appliquons ces principes depuis des années dans tous nos cours, avec d’excellents résultats aussi bien au niveau régional et national qu’européen et même mondial ! Avec nos athlètes, on essaie, dès le plus jeune âge, de donner du sens à cette sacro-sainte technique de l’escrime qui peut parfois sembler rébarbative même aux plus assidus. Nous leur permettons de se poser les bonnes questions pour qu’ils apportent eux-mêmes des réponses. Pour la petite histoire : j’avais un maître d’armes qui ne voulait pas parler tactique avec moi. Il me disait que je comprendrais plus tard. Mais il faut savoir que c’était ça l’approche prédominante durant plusieurs décennies !
De notre point de vue, il faut que l’athlète soit autonome. C’est le but de tout enseignant : développer l’autonomie d’analyse de son élève. L’objectif est que tout élève n’ait plus besoin à 100% de son maître d’armes… même si cela risque, bien sûr, de ne pas plaire à certains qui voudraient peut-être se sentir toujours « indispensables ». (rires)
– Quelles sont les clés de la performance en épée ?
Tous les champions d’escrime affirment que s’ils parviennent à gagner, c’est parce qu’ils sont à l’optimum et « en équilibre » sur ce que nous avons appelé « les quatre piliers de la performance ». Ces quatre piliers sont : le physique, la technique, la tactique et le mental. La technique et la dimension physique sont bien sûr importantes pour performer. Il faut les travailler depuis le plus jeune âge, mais ensuite ce qui fait clairement gagner les matchs, ce sont le mental et la tactique ! C’est pourquoi dans ce livre, nous avons mis principalement l’accent sur ces deux piliers, d’une part parce que suffisamment de livres traitent des aspects physiques et techniques, et d’autre part parce que la littérature en escrime moderne est particulièrement pauvre sur ces piliers pourtant primordiaux dans la bascule d’un match, pour ou contre soi ! En escrime, comme dans la plupart des arts martiaux, tout peut se retourner en très peu de temps. Il faut savoir imposer son jeu mais également développer une capacité d’adaptation pour changer son jeu si les évènements qui surviennent contrarient la tactique initialement définie. Le champion est celui qui sait s’imposer mais aussi s’adapter à la marge, en fonction de « l’histoire du match »… tout en sachant conserver son sang-froid en toutes circonstances. Pour cela et avant tout, il faut comprendre ce que sont les différents « profils de jeu » tactiques : le Conquérant, le Contreur, le Presseur ou le Blindeur. Ces profils, que nous définissons dans le livre, permettent au tireur de mieux connaître son propre jeu (émanation de sa propre personnalité) en même temps qu’il comprend mieux les jeux de ses adversaires. Ce sont ces « profils de jeu » novateurs que nous développons dans le livre et nous donnons également des méthodes pour bien les travailler.
– Alors justement ces fameux « profils de jeu », comment les définissez-vous plus précisément ?
Il s’agit de quatre profils élémentaires mais bien sûr ils peuvent être combinés à l’envi. Il faut déjà définir celui qui ouvre le jeu et celui qui le ferme. Celui qui l’ouvre est celui qui entre dans la distance (celle où il est en danger ou celle où il met l’autre en danger)… Celui qui ouvre le jeu pout attaquer, c’est le « Conquérant ». Celui qui rentre dans la distance (ouvre le jeu) et qui provoque l’attaque de l’autre, c’est le « Presseur ». Celui qui fait entrer dans la distance (ferme le jeu) et qui attaque pendant la préparation de son adversaire, c’est le « Contreur ». Celui qui fait entrer l’autre et qui n’attaque jamais c’est le « Blindeur ».
Un tireur a un profil principal mais il a aussi des profils complémentaires. Après, on définit s’il est tonique, un peu mou, aérien… s’il fait avant-arrière, s’il reste vers l’avant, s’il essaye au contraire d’aspirer l’adversaire… Ce sont des styles de jeu qui définissent ensuite les profils tactiques dits « évolués ».
– Vous abordez aussi ce que vous appelez les préparations et les pièges. En quoi ces concepts ont-ils de l’importance pour vous ?
Les préparations sont l’esprit même du jeu de l’épée : elles sont tout ce qui se passe avant la touche, tout ce qui amène à la touche… mais sans la touche elle-même, qui reste liée à une décision de « franchir le pas », de « se lancer » ou de « prendre le risque », selon le terme utilisé. Nous les définissons d’une manière totalement différente des traités traditionnels : nous regardons d’abord l’objectif (faire peur à l’adversaire ou au contraire lui donner un sentiment de fausse confiance, l’aspirer, le perturber, etc.) et nous définissons les différents moyens d’y parvenir.
Pour les pièges, nous nous sommes amusés à en définir un certain nombre qui fonctionnent jusqu’au plus haut niveau (testés et approuvés par les meilleurs !). Le combat par les pièges, c’est ce qui pourrait nous distinguer des arts martiaux orientaux : aucun des traités que j’ai pu lire (karaté, judo, kendo…) n’aborde le combat par les différents pièges qu’on peut mettre en place pour amener l’adversaire là où il n’avait pourtant pas prévu d’aller… C’est pourtant un excellent moyen d’amener les jeunes escrimeurs à réfléchir à la pratique de ce sport qui s’apparente ainsi non plus à un combat où il faut être le plus fort, mais à un jeu où il faut être le plus malin ! Ce n’est pas pour rien qu’on compare parfois l’escrime à un jeu d’échec qui se disputerait à vitesse grand V.
– Le rapport de force psychologique, que vous abordez dans le livre, intègre-t-il une dimension tactique ?
Le rapport de force psychologique, c’est ce qui fait le lien entre la tactique et le mental.
Faire tomber son adversaire dans un piège, par exemple, c’est tactique. Mais c’est aussi commencer à faire basculer le rapport de force psychologique en sa faveur.
Et dans la dimension mentale vous avez par exemple « savoir gérer ses temps faibles ». Que ce soit sur le temps d’une compétition qui dure une ou deux journées, ou sur le temps d’un match de 9 minutes au cours duquel il peut y avoir une ou plusieurs baisses de régime. Il faut ainsi arriver à masquer ses temps faibles en « blindant », c’est-à-dire en défendant le mieux possible et faire ensuite la différence sur ses temps forts. Quand vous arrivez à maîtriser cela, votre adversaire a l’impression que vous êtes une sorte de « roc insubmersible » et il se place naturellement en infériorité psychologique par rapport à vous. Votre mental, et la manière tactique de le gérer, vous permettent ainsi de faire basculer le rapport de force psychologique en votre faveur !
Et nous pouvons constater, à travers les témoignages du livre, que tous les champions sont des « maîtres » du rapport de force psychologique, sachant inverser le cours d’un match mal engagé ou « enfoncer le clou » pour creuser l’écart.
Par exemple, quand Éric Srecki, champion Olympique à Barcelone (1992), parle d’une tactique qui s’appuie sur le point fort de l’adversaire, c’est fabuleux. Pour y penser, il faut avoir acquis un niveau de recul mental exceptionnel. Imaginez qu’en face de vous, il y a par exemple un adversaire dont le point fort est de faire des flèches, c’est-à-dire qu’il court vers l’adversaire pour marquer la touche. La première chose à faire dans cette tactique, c’est d’utiliser l’attaque forte de son adversaire, celle qu’il réalise d’habitude, mais à ses dépens cette fois. Vous lui faites donc une flèche dès le début du match ! C’est à la fois un bon moyen de le surprendre et de le forcer à se poser des questions… donc à le faire douter. Cela peut lui faire changer son style de jeu et comme il ne sera plus sur son point fort, il sera bien moins efficace. C’est un piège de rapport de force psychologique.
J’ai vu Éric Srecki utiliser cette tactique lors des jeux Olympiques de Sydney en 2000 en quarts de finale par équipes face à la Hongrie. Cette tactique a permis à la France de gagner d’une courte tête, pour aller chercher ensuite l’argent olympique.
– Est-ce qu’un match peut se gagner avant le match ?
Un escrimeur peut prendre l’ascendant psychologique sur son adversaire. On peut perdre le match avant le match mais c’est difficile de le gagner ! On est à « un contre un » et dans un match, tout peut se produire. La beauté de ce sport est qu’il peut tout se passer durant un match. Même si on a tout maîtrisé, même si on est en pleine confiance. L’autre peut trouver la faille qui déstabilise et on peut perdre pied parce que l’on ne s’est pas préparé au pire. Inversement, on peut rencontrer quelqu’un de plus fort que soi sur le papier et arriver à le déstabiliser parce qu’on trouve un piège, une préparation ou un profil de jeu par exemple, qui gêne considérablement l’adversaire. Les surprises sont possibles, surtout à l’épée : rien n’est acquis à l’avance et c’est ce qui fait la beauté de ce sport.
– La manière d’aborder la compétition est très importante ?
Oui c’est essentiel. Nous expliquons dans le livre ce qu’il faut faire quelques temps avant la compétition, juste avant la compétition, juste avant un match, entre chaque touche, entre chaque match etc. Lorsqu’on rentre dans la bascule de la compétition, lorsqu’on se rend compte que l’événement important est arrivé… Tout est détaillé dans le livre pour créer une forme de routine individuelle avant et pendant la compétition. Il y a certains tireurs qui préfèrent s’isoler, écouter de la musique, parler à tout le monde. À chacun sa manière d’évacuer la pression de la compétition. À chacun sa recette. C’est très personnel. Il faut surtout apprendre à bien se connaître. Par exemple, quelque chose qui ne va pas de soi : il faut accepter la peur, et Laura Flessel le dit dans le livre « Je n’ai pas cessé d’avoir peur avant mes compétitions. » Il faut apprendre à transformer la peur qui inhibe en bon stress, celui qui transcende. Celui qui ne ressent rien, ne sera pas bon, ce n’est pas possible. Il faut ressentir quelque chose pour être plus efficace, rapide et tonique.
– La performance en compétition ne repose pas uniquement sur le jour de la compétition ?
Non, tout ne se construit pas uniquement le jour de la compétition. Laura Flessel en parle souvent. C’est la persévérance, la capacité à revenir chaque jour à l’entraînement, notamment le lendemain des compétitions. Celles que l’on a gagnées bien sûr, mais celles que l’on a perdues, surtout. Il faut sans cesse refaire les mouvements mais aussi se réinterroger sur sa pratique pour développer ou intensifier ses points forts et pour atténuer ses points faibles. D’ailleurs en parlant de cela : nous nous sommes aperçus que cela n’est pas en travaillant ses points faibles tout le temps que l’on devient plus fort. C’est au contraire en travaillant en priorité ses points forts qu’on finit ensuite par atténuer ses points faibles.
– Vous avez écrit ce livre à six mains avec deux autres auteurs !
Les deux autres auteurs sont des amis. On est parti de fiches technico-tactiques que j’avais élaborées depuis je suis maître d’armes, depuis 2004. Avec Frédéric Carre avec lequel nous avons créé un club à Lyon, nous mettions en place ces fiches avec nos élèves et avons appliqué cette école tactique à tous nos cours. Nous avons formé un paquet d’internationaux cadets, juniors et même quelques seniors dont une, Auriane Mallo, qui a été sélectionnée aux JO de Rio.
Avec Jean-François Di Martino, nous étions concurrents en compétition depuis nos plus jeunes années, puis nous sommes devenus amis. Nous nous sommes retrouvés en équipe de France en 1999 lorsque nous sommes devenus Champions du Monde. Nous avons partagé les entraînements et les Coupes du Monde ensemble pendant plus de dix ans. Nous étions concurrents sur la piste et je peux vous dire qu’à l’entraînement, on ne se faisait aucun cadeau. Mais c’est ce qui nous a fait progresser. On se faisait des défis et même des matchs en plus entre nous après l’entraînement. Il n’est pas nécessaire d’avoir 150 adversaires. Il suffit d’en avoir quelques-uns avec qui, de préférence, vous adorez vous entraîner, pour pouvoir vous tirer sans cesse vers le haut !
Puis lors de notre retraite sportive, il est devenu entraîneur national de l’épée dames et moi sélectionneur. Nous avons tout gagné ensemble avec les filles entre 2005 et 2008. Nous avons ensuite monté des stages d’accession Haut Niveau et nous sommes allés enseigner aux États-Unis, pour nous confronter à d’autres pratiques d’enseignement.
– Pour finir, c’est un livre qui ne s’adresse pas uniquement aux épéistes ?
C’est un livre très ouvert. Il n’y a qu’un seul chapitre compliqué si on ne pratique pas l’escrime. Pour le reste, tout est transférable dans d’autres sports et dans les autres armes de l’escrime. On l’a écrit de manière simple et lisible avec des anecdotes, des photos sympas des jeux Olympiques. C’est un livre novateur et un beau travail avec les éditions Amphora.
Propos recueillis par Eric COUTARD.
Pour en savoir plus:
L’esprit de l’épée
Rémy DELHOMME, Frédéric CARRE et Jean-François DI MARTINO.
Editions Amphora